mercredi 18 septembre 2024

PAGE 9 - BQN N°1./ UN RÊVE DANS LE VENT d'Anne Letroré de L'âne qui butine de Mouscron/Moeskroen. - Illustration musicale : "Phaedra" de Tangerine Dream, paru en 1974.

Q comme Quemhrf !
- Lettrine de Philippe Lemaire -

QUEMHRF ! ÉCOUTE - ÉCRIT - D’UN TRAIT

projet d’écriture en cours … deux auteurs : Anne Letoré & Christoph Bruneel

ici suit le texte d’Anne Letoré

UN RÊVE DANS LE VENT

Un vent puissant me poussait dans la descente. Roulée en boule je dévalais mes rêves sans attache.

Des rêves où s’entremêlent des personnages difformes, plus exactement déformés par un miroir magique. Un miroir dont le fin cadre d’aluminium se tord en dizaines de côtés. Chaque partie touchant le côté est un miroir indépendant. Une face fractale ou mes rêves se reflètent, comme autant de gouttes de pluie sur la surface d’une rivière gelée. Chaque goutte dévale, suit un courant immobile, roule jusqu’à la mer où elle épouse une vague attendue.

Dans mes rêves, la houle s’enfle au fur et à mesure de la tempête, du sillage d’un navire, de l’atterrissage d’une mouette.

Mes rêves. Jamais à l’heure. Alors, le tambour du temps bat, bat comme un joggeur court le long des allées du parc, toujours le même parcours, les mêmes foulées, les mêmes coups sur la terre du chemin.

Rêver. Verre. Un rêve s’agite derrière le verre de la vie, toujours déformant. Parfois envie de prendre un marteau et de casser les rêves, de briser les miroirs, d’effacer les images. Mais où trouver un tel marteau ?

Alors, je cours, comme le joggeur, inlassablement suit le même chemin, jour après jour. Mollet bandé, bras articulés, cou tendu, le regard fixe, droit devant.

Puis…

La chute. Rouler dans la poussière du chemin, le corps en sueur, ça colle comme le sable ancré dans la serviette de bain. Va-t-il se relever ?

Je m’approche du joggeur. Sa poitrine se soulève. Il vit. Me voit-il ? Son regard me fixe comme il fixe le bout de sa course, dans le vague. Son téléphone sonne. Il ne bouge pas. Je m’agenouille, ramasse son portable éjecté lors de la chute, appuie sur le bouton vert.

— Allo ? me dit à l’oreille une voix que je ne saurais qualifier ni masculine ni féminine. C’est comme la voix d’une chouette, grasse.

— Oui.

— Qui êtes-vous ?

J’appuie sur le bouton rouge, me relève et poursuis mon jogging, mollet bandé, bras articulés, cou tendu, le regard fixe, droit moi. Quand viendra ma chute ?

Je quitte le chemin, reprends mon souffle et ma marche. Courir n’est pas mon fort, même en rêve. 

Le jour commence de tomber. Les oiseaux commencent leur nocturne. Je suis assise sur un banc de bois verdi, au bord du lac. Quelques poissons s’aventurent en surface à la recherche d’insecte peut-être, ou pour voir qui s’est assis sur le banc. Je peste en me rendant compte que j’ai oublié mon livre. Disant cela, je m’allonge sur le banc. Un objet vient de tomber. Je me redresse et me penche : c’est un livre sans couverture, un livre format poche. Je le feuillette. Il est très humide. Sur chacune de ses pages une photo d’eau, lac, océan, rivière… Je me rassieds et m’adosse confortablement au banc. Malgré l’arrivée de la nuit, je vois parfaitement dans le livre, ainsi je peux lire les légendes sous les photos. Mer d’Aral. Océan Pacifique. Yser. Lac Tanganyika. Quels voyages en quelques secondes ! Du bout de l’index je suis les contours d’un lac, le friselis des vagues, le reflet argenté d’une rivière… et ne me rends pas compte que l’eau du lac déborde et vient se lover à mes pieds. Happée, subjuguée, hypnotisée… autant d’horribles mots pour décrire mon état second. Je voyais réellement bouger l’eau, comme si j’étais dans le paysage de la photo. Et toujours cette impression de descente vertigineuse, sans prise aucune. Une autre impression : je suis dans une bulle, une énorme bulle lourde, épaisse, glaireuse. Je m’y agite, non pas désespérée, mais comme si je participais à une danse élaborée. Les parois de la bulle sont si épaisses qu’elles me protègent de la forme sombre, un ovale incertain, qui s’approche ; par contre, je distingue nettement une énorme cavité centrale qui s’agrandit plus elle vient vers moi. Je décide de ne plus bouger, de faire la morte… Stratagème inutile : la forme vient de percer la bulle. S’en échappent des jets de liquide rouge qui m’entraînent vers le fond. Inerte, je me laisse porter. Comme un fétu de paille dans la tempête. Comme un ruban sur la crête des vagues. Comme un mot d’amour oublié dans des mémoires qui s’oublient.

L’ovale vient de m’engloutir.

(Tangerine Dream - Phaedra (Edgard Froese - mellotron / guitare basse / vcs3 synthétiseur / orgue, Chris Franke -  Moog synthétiseur / claviers / vcs3 s A, Peter Baumann - orgues / piano électrique / vcs3 synthétiseur / flûte)  (Virgin V 2010, décembre 1973 - vinyle)).

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Anne Letoré, pour l'état civil, est née le 26 juin 1959 à Amiens (Picardie - France).

Pour l'écriture : seule ou à quatre mains, elle écrit dans l'intimité du texte. Chaque mot est posé, chaque image réfléchie, miroir de son imagination. En publication isolée ou collective, elle lance ses mots comme autant de papillons épinglés, pris dans le vif de leur élan.

Écrire l’inattendu, décrire le sensuel, dialoguer les sentiments qu’ils soient feutrés autour d’un thé ou rêches, inventer des histoires à dormir debout ou à deux couchés, créer des ambiances à frissonner de plaisir ou de peur, voici quelques-unes de ses lignes d’écriture.

En dehors de l’écriture, elle aime la rencontre et le dialogue de l’ « après lecture », un moment privilégié où les mots échangés se fondent au plaisir de la découverte de l’autre.

Pour la passion : en 1999, elle crée une maison d'édition tournée essentiellement vers le livre d'artiste et la reliure de création : L'ÂNE QUI BUTINE.

En 2000 sa rencontre avec Christoph Bruneel, relieur et restaurateur de livres, a été déterminante quant à la poursuite de cette activité qui, de loisir occasionnel, est devenue une ligne de vie personnelle.
Cette micro-édition transfrontalière (France - Belgique) aux recettes B.I.O. (Bel Imaginaire d’Origine) a publié des auteurs de France, Belgique wallonne et flamande, Québec, Suisse…).
À cette activité d’édition s’ajoute aussi l’organisation d’expos, de lectures à thèmes, d’ateliers d’écriture, de reliure, de présentations de la micro-édition...

Contact et plus===>L’Âne qui Butine : Éditeur à sens unique, cyclonique et imprévisible. (anequibutine.com)




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