dimanche 24 novembre 2024

BQN n°2 - Page 7 : ARTOIS, épisode n°1 d'un feuilleton, avec des photos de l'auteur, de Carl Sonnenfeld.- Illustrations musicales : "La Ville" de/par Daniel Darc, "Love Will Tear us Apart" de/par Joy Division, "M' tante Josiane" de/par Les Pâquerettes Marginales (extrait de l'album "Power Coron") & "Coal Miner's Blues" par The Family Carter. .



Je sais que personne n'en à rien à foutre je ne fait plus attention à rien j’écoute la ville qui m’accueille la ville où je marche la ville respire elle s’exprime je l’entends parfois je repense à Darc à l’ époque je l’ écoutais beaucoup j’aimais la manière dont il agençait les mots j’aimais sa dégaine vintage sa valise en cuir qui transportait le rêve américain des fiftie’s en chaine de vélo c’était comme un double un frère de poèmes beat j’écoute la ville Paris les petits matins blêmes bleuis aux gyrophares les phares qui clignotent jaune pour dire adieu à la nuit je sais que Darc était un junkie mais qu’est-ce que ça peut faire je frappe dans une canette en fer de la bière chaude s’écoule sur le trottoir à l’époque des souvenirs quand je dérivais dans les rues inconnues que mon avenir n'existait plus que mon horizon baignait dans un flou no future brumeux j’entendais la voix de Daniel mais qu’est-ce que ça peut faire et la ville chuchotait j’écris ce poème depuis toujours chaque écrit n’est qu’une réécriture j’enclenche la fonction repeat de ma mémoire la gare de Lille se vide des ombres désertent le quai la voix synthétique de l’hôtesse annonce un train à destination de Béthune le train démarre lignes grises et noires du vent trajectoire météorique lumineuse le paysage défile des champs des villes des briques rouges et des pylônes électriques des terrils des nuages gris des nuages blanc sur mon cahier la marge rouge ronge la feuille le trait vertical de la feuille ressemble à une frontière pourtant pas besoin de visa pour écrire les premières lettres l’encre bleue coule en liberté sur le cahier elle dessine des mots et ne ponctue plus de phrases elle jaillit comme à la source d’un Fleuve les mots s’impriment en vitesse sur ma rétine j’écris d’un trait jusqu’au point final invisible en sortant de la gare je file vers la Grand-Place de Béthune par le boulevard Poincaré je m’arrête dans le premier troquet chez Papa Schutz rideaux transparents de dentelles grises bar à la colorimétrie marron et orange très sombre impressions floues je commande un demi à la pression plonge mon nez dans la mousse blanche délivrance je bois une rasade puis 2 voici une bonne bière fraîche du nord au goût d’amertumes de houblon de regrets aussi ici le visage des fantômes est convoqué ils se présentent en file indienne en farandole un Karnaval le demi se vide encore un et retour dans le bus par la vitre la beauté blafarde des paysages artésiens s’impose les champs illimités l’horizon je descends au prochain arrêt Parc de la Porte Nord on pourrait passer sa vie ici la passer à tourner en rond autour des ronds-points comme un con cette structure hyper marchande composée de hangars hideux mange la terre arable des champs mon regard se perd dans cette forêt d’enseignes vulgaires vraiment tout est bon dans le cochon qui sommeille en nous combien de fois ai-je eu envie de gerber ici sur ces parkings démesurés parfois je traversais la route nationale et me retrouvais en face dans les allées paisibles du cimetière de La Buissière j’oubliais alors la nausée et je pensais à mon grand-père un autre bus passe en direction de Place des Provinces d’autres souvenirs remontent à la surface les bulles translucides d’une limonade mon enfance heureuse j’arrive à Bruay rouge brique rongé par l’acidité de la pluie rouge brique rongé par les rayons solaires rouge brique érodé par le temps rouge brique qui implose et se désagrège finalement spectre grisâtre de la poussière s’unissant à la lumière empilages structurés de briques rectangulaires empilages structurés en murs ici dans les corons tout n’est que murs et murmures le vert délavé de l’herbe surligne la noirceur de la terre je suis à Bruay ici je marche comme j’ai toujours marché c’est mécanique les rues se suivent en enfilades parallèles et perpendiculaires quadrillage géométrique parfait de Bruay je reconnais ce labyrinthe urbain concret le tempo de mon cœur se synchronise à mes pas pulsation intime d’une boîte à rythme mon cœur bat ici à l’unisson de la pluie je ne suis pas un danseur pourtant je danse sur les trottoirs détrempés de la ville rue de la République mon corps se délie lentement rue Alfred Leroy je deviens liane qui s'entrelace aux lampadaires urbains rue Louis Dussart je ne suis qu’une ombre rue Jules Guesde une auréole rue Paul Descamps une empreinte de pas qui disparait vers les 4 chemins si tu savais Bruay La Brique le passé ouvrier et minier n’est plus Rue Raoul Briquet si tu savais Bruay La Brique si tu savais je marche dans les rues désertes de la ville paradoxe tout m’est devenu étranger je n’entends plus ton cœur historique palpiter j’écoute murmurer les murs la brique eux se souviennent le son de la poussière s’agrège à l’asphalte des trottoirs s’élève en spirale vers le ciel bleu liquide j’entends des rires et je vois des silhouettes fantomatiques elles entament une dernière sarabande tous les troquets sont fermés où vont-ils boire le dernier verre de l’amitié retrouvée chez Jean Paul à la Maxéville chez Zaza chez Papou la place du Cercle est devenue amnésique déserte le lycée Carnot ressemble toujours à un paquebot jadis je rêvais d’un grand voyage à son bord mais il est toujours resté à quai comme toutes mes aspirations d’adolescent l’Artois émet un son particulier j’écoute en ce moment Love Will Tear Us Apart voilà le son de la basse bourdonne dans ma tête c’est obsédant la voix baryton basse de Ian Curtis me susurre à l’oreille cette antienne Love Will Tear Us Apart le son hypnotique pénétrant résonne entre les murs de la ville comme le son lointain d’un vol de bombardier la rue des Escaliers le temple abandonné 30ième jour de grisaille au mois de février ici c’est Bruay Bruay Pas de Calais un rêve récurant je déambule dans l’avenue des Fleurs vers des chevalets encore debout il pleut des cordes j’écoute le son du métal qui se décompose sous la rouille j’atteins le carreau de la Fosse 6 et me dirige vers la salle des pendus en ruine 3 punks la squatte ils se partagent un pack de Kro impression de chaos une radio casettes grésille quelque part ici la salle des pendus tout en écho sépulcrale les punks se suspendent aux câbles en riant ils miment la mort imminente le passage vers le néant no future la radio crache Ian Curtis pose sa voix ténébreuse mélopée mélancolique embrumée une soirée de février la pluie crépite sur le métal les briques ici c’est Bruay Bruay Pas de Calais tout se consume ici bien au nord du 45ième parallèle dans ces contrées lointaines minières et post-minières délaissées toi qui es né à Manchester ou à Bruay tu connais la chanson Love Will Tear Us Apart Again j’écris comme une machine une vieille locomotive rouillée le ciel gris est enfumé vapeur des souvenirs ils s’enchaînent comme des wagons j’écris et tout se reflète dans un jeu de miroirs savants je retiens la lumière des rayons solaires balayant le sommet des terrils écoute le cri métallique de l’Artois écoute le cliquetis des roulements à bille écoute la complainte pneumatique du marteau piqueur il perfore la houille bleue écoute le son liquide de la pluie elle clapote sur les tuiles écoute le vent il souffle et dissipe un amas de nuages anthracites écoute le son de la rouille il décompose le métal ça résonne encore dans mon cœur ici c’est Bruay Bruay Pas de Calais reflets bleutés des terres noires sur le ciel liquide nuages gris et grèges s’agrégeant à la pluie translucide goutte à goutte la pluie en arc en ciel ombres et lumières du pays d’Artois Bruay Pas de Calais rayon solaire solitaire en poursuite sur les rues perspective illimitée les corons Bruay Pas de Calais teinte terne des tôles ondulées garages abandonnés Bruay Pas de Calais quartier de la gare les mômes sortent du collège A. Camus en criant Bruay Pas de Calais écoute hobo le souffle hypothétique de la vieille locomotive elle retarde Bruay Pas de Calais Gare de Bruay le hall est désert Bruay Bruay 2 minutes d’arrêt terminus de la ligne sans train sans voyageur écoute hobo le son désaccordé de la vieille locomotive elle déraille elle s’unit à l’harmonica à la guitare en route mon blues je dois rentrer écoute le tempo désaccordé de mon cœur fêlé écoute mon blues je dois rentrer à Bruay Bruay Pas de Calais je passe devant le Café aux Amis Rue Jules Guesde un vrai zinc populo entends-tu l’écho des voix entends-tu le phrasé rude le phrasé de boyau rouge pur sucre le patois d’Artois made in Bruay écoute mon blues qui roule comme cette langue rude écoute le couler dans mes veines comme la bière Bruay Pas de Calais je suis assis au zinc voici venir l’heure de la première chope le liquide d’or la remplit une mousse immaculée la chapote Sainte Vierge bois mon blues de Bruay bois-le jusqu’à la dernière goutte de pluie hey hobo ici à Bruay je suis ivre en route mon blues je dois rentrer écoute le tempo désaccordé de mon cœur fêlé je dois rentrer à Bruay Bruay Pas de Calais voici mon quartier un dédale de briques à l’architecture minimaliste d’ un siècle et demi des cubes rouges identiques rangés dans un alignement parfait écoute hobo écoute mon blues de Bruay il percute et se répercute de loin en loin sur les murs de briques c’est un blues en si mineur le blues des corons Bruay Pas de Calais comme une fièvre tropicale je vogue en pirogue divague sur un fleuve de goudron écoute hobo le blues du Nouveau Monde j’accoste les rues du Canada des Etats Unies du Mexique de Colombie écoute hobo le blues de l’Afrique coloniale j’accoste les rues de Zambie du Gabon de Haute-Volta écoute hobo ce blues qui s’agrippe à la gorge comme le goudron noir d’une gitane bleue maïs la fumée bleue des souvenirs nimbe les briques écoute hobo le blues du mineur de fond il crache sa bile noire dans les ruisseaux il crache sa bile noire sur Gavroche Rousseau et Voltaire il crache sa bile noire sur les Houillères il crache sa bile noire sur les souvenirs qui s’élèvent en spirale dans le ciel et disparaissent écoute hobo le blues du mineur de fond qui meurt lentement le visage bleu émacié mangé par un masque à oxygène les poumons durs comme une gaillette de charbon en route mon blues je dois rentrer écoute le tempo désaccordé de mon cœur fêlé écoute hobo écoute mon blues je dois rentrer à Bruay ici Bruay 2 minutes d’arrêt... À suivre...










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