Ivar Ch’Vavar
rêve berckois
Cette nuit, j'ai fait un long rêve, et pour une fois
au réveil je me souvenais un peu des dernières séquences.
Berck — j'avais convaincu des amis de nous rendre là,
plutôt qu'ailleurs (mais est-ce que cette tournure est correcte ?). J'avais une
violente envie de me baigner, mais les autres étaient hésitants. Bref, nous
arrivons à Berck et ils disparaissent peu à peu. Je me retrouve
avec des inconnus, des jeunes, paumés (comme moi), et cherchant la mer pour y
nager (comme moi). Je suis paumé parce que je ne reconnais pas ma ville,
réduite semble-t-il à un « front de mer », mais vu de derrière, très large,
haut, noir, et comme cadenassé, impénétrable. Nous y sommes entrés pourtant,
j'ai rapidement perdu les derniers amis, il ne reste que ces jeunes hommes, qui
sont tous bruns, mais de type européen. Plutôt costauds. Ils ne se
connaissent pas entre eux, ils font connaissance, bougent pas mal, on en perd,
on en croise d'autres (l'intérieur du front de mer est tout à fait
labyrinthique, passages, escaliers, petites pièces vides comme des salles
d'attente — ou plutôt... de passage, oui, de passage).
Pour se repérer un peu on cherche des fenêtres d'où on
puisse voir la mer... On n'en trouve pas. J'ai dit aux garçons que j'étais
Berckois, il s'avère que je suis bien le seul. On me demande des explications,
je réponds que la ville a décidément beaucoup changé depuis ma dernière visite.
En fin de compte, nous arrivons dans une pièce assez
large, avec de grandes baies vitrées, mais des baies bizarrement coupées, je
veux dire : elles sont toutes différentes, avec des angles non-droits, obtus,
aigus, des sortes de caches qui nous empêchent tout d'abord de voir autre chose
que des morceaux de plage et de mer.
En tout cas ces baies sont en noir et blanc,
l'image finit quand même par se stabiliser : la plage est noire, comme du
goudron, coupée d'une ligne de cabines de bain aux formes bizarres, et noires —
et voici enfin la mer, elle est « étagée comme sur les gravures », je
veux dire plutôt qu'elle paraît verticale, et elle est d'un noir uni, épais et vivant,
de bitume.
On discute : est-ce qu'on peut se baigner dans cette
mer-là ? Certains sont dubitatifs, d'autres enthousiastes, impatients. Je passe
pour ma part par les deux états. Il semble qu'on distingue des nageurs dans ces
flots verticaux...
Mais comment atteindre la mer, et déjà la plage ?
Cependant, sans comprendre comment, par des sortes de secousses, avec
changements à vue latéraux, peut-être, nous nous rapprochons de l'une et de
l'autre.
Le pied sur le sable noir. Se déchausser, vite, se
déshabiller pour plus vite se jeter dans l'eau, l'envie de se jeter dans l'eau
est devenue féroce, au moins pour moi, mais je m'inquiète de ce qui va advenir
de mes vêtements, de mes papiers, de ma montre (pour la montre je ne suis pas
sûr d'en avoir une, je la cherche déjà). Et puis... comment passer entre
les cabines, ces cabines toutes noires, fermées... Je me réveille à ce
moment-là.
J’ai fait souvent ce rêve, d'arriver en vue de la mer
et de m'en rapprocher difficilement sans arriver à l’atteindre jamais. Mais
cette fois, il y a quelque chose de particulier. Le rêve est beaucoup plus
marquant, appuyé. Et il y a tout ce noir.
Ivar Ch’Vavar
L’expérience
radicale
L’expérience de l’être est pour moi radicale et
limite. Elle se situe au début de ma vie (huit ou neuf ans) et elle reste
toujours devant moi, je n’ai jamais pu la dépasser. J’ai seulement pu y répondre,
quelquefois, dans l’écriture poétique.
C’est, dès le début, une expérience poétique,
celle de l’impossibilité de dire l’expérience, aussi fort que soit le désir de
la dire, aussi fortement que soit ressentie la nécessité de la
dire. Même si je suis à cette époque (où tout commence) bien loin du moment où
je vais commencer à écrire.
L’être fait
partie de l’expérience. L’être est révélé par l’expérience. L’expérience est
proprement celle de ce que j’appelle l’être, et de l’impossibilité d’en dire
quelque chose. L’expérience est premièrement celle de la révélation de
l’être : l’expérience, pour celui qui la fait, de la certitude absolue
qu’il y a de l’être ; et secondement : qu’on ne peut rien en dire, et
qu’il le faudrait, pourtant : qu’il le faut.
L’être ne se situe pas dans un
« arrière-monde ». Quand il se révèle il est là, et il peut être tout
ce qui est là. — L’expérience peut ne concerner qu’un petit morceau de mur
jaune, un bâton de craie qui se trouve tout à coup être dans
notre main, ou le croassement d’une corneille au début d’un après-midi... Et
elle peut embrasser tout ce qui nous entoure, elle est alors celle — frappante
— de l’harmonie, du merveilleux ajustement de tout ; chaque élément de ce
qui nous entoure se présente alors dans son être, mais la totalité de ce qui
est là, comme totalité, se présente aussi dans son être, où
tous les « contraires », toutes les dissonances s’accordent.
L’être n’est jamais perçu, ressenti (il s’agit bien
d’une sensation) que dans un moment de surprise, de déprise (ce peut être de
méprise, sans doute), de lâcher-prise. On ne prend la plupart du temps
conscience de lui qu’au moment où il va se dérober, se cacher dans sa
manifestation même, dans l’apparêtre même du monde, derrière l’étant.
Le poème, dans la lecture, peut donner l’expérience de
l’être : comme n’importe quel objet, au titre d’étant. Mais ce
n’est pas le poème qu’on écrit ! Le poème qu’on écrit ne peut être
premier, je ne crois pas que le poème, aux yeux de celui qui l’écrit, ne puisse
jamais donner « la forme qui révèle l’être de l’étant ». Le poème
qu’on écrit est toujours second par rapport à l’expérience radicale, et le
poète ne peut jamais être sûr que son poème a saisi et rendu quelque chose de
cette expérience.
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